J'ai rarement des insomnies. Sauf à de rares exceptions, même au milieu de la ville qui ne dort jamais, je dors comme un bébé qui dort. Profondément. Mais ce soir-là, quelque chose trottait dans ma tête. Nous recevons souvent dans ma compagnie des stagiaires français. Souvent, ceux sont des étudiants en master de finances ou de droit commercial, parfois des élèves de Sciences Po Paris. Ils suivent un cursus à l'université et tous semblent avoir été reproduits par une imprimante 3D, leur apparence, leur mode de pensée, voire même leur langage. Non pas que leur anglais soit mauvais, ils possèdent bien la langue et ses nuances - si si, il y en a même chez les américains - et sont certainement très intelligents. mais tellement fades et formatés, coincés dans leurs certitudes. Avec mes associés, ils se confortent dans l'idée que le monde nous appartient, que la haute finance et l'argent sont les seuls communs dénominateurs entre Happy Few qui permettent de dominer et de réussir, donc d'être heureux. Les pauvres.
Quand ils arrivent dans mon bureau, ils commencent à entrevoir quelques nuances. Je m'adresse à eux en français aussitôt après les avoir accueillis en anglais; les diplômes au mur les font instinctivement se mettre au garde-à-vous et j'avoue beaucoup m'amuser devant leur timidité. Je leur éthique et des concepts d'honnêteté et de solidarité et j'essaie de leur montrer que l'argent doit seulement être considéré comme un outil, un moyen et surtout pas la finalité, l'objectif premier. Ils repartent avec un dossier complet (en anglais) que mes collaborateurs renouvellent au fil de l'actualité. En six ans, seuls trois ou quatre stagiaires, des jeunes femmes pour la plupart, sont revenues dans mon bureau pour approfondir certains points. Bref, j'ai parfois l'impression que les jeux sont faits pour ces néophytes qui arpentent les trottoirs de Wall Street avec la certitude d'être sur les rails pour faire fortune, oubliant le nombre incalculable de génies de la finance qui sont venus s'écraser là, après avoir laissé un mot à leur famille et s'être élancés dans le vide. Depuis 1929, il y en a eu un paquet !
Mais ce qui me turlupinait ces derniers jours n'a rien à voir avec la morale et le monde des affaires que des escrocs dans le genre de Trump n'ont de cesse de polluer. La vraie raison a pour nom Alexandre. Venu comme les autres de Columbia, il est originaire de la même région de France que moi, et suit un cursus à la School of International and Public Affairs. Il est passé par Yale puis après à la London school of Economics et terminait un stage à Sciences Po Paris. Une mère magistrat, un père lointain qui fut libraire ou éditeur à Paris, je n'ai pas vraiment retenu. Après les politesses d'usage, notre échange a pris une tournure étonnante. Il faut dire que le garçon détonait parmi les autres candidats stagiaires. Grand, brun, la peau hâlée, un visage glabre apparemment, éclairé par des yeux pétulants de malice, sans affectation. Un beau gosse assurément mais avec quelque chose de différent de ses congénères du même âge (il a 24 ans). Mais pour me faire une idée complète du personnage avec qui j'allais peut-être travailler chaque jour pendant plusieurs semaines, il fallait qu'il enlève son masque et la règle est de le porter continuellement dans les bureaux de la compagnie...
Je ne pensais plus qu'à ce masque qui me cachait la plus grande partie de son visage. Vous l'aurez sûrement remarqué vous aussi, depuis que le port du masque s'est imposé, on a l'impression que tout le monde est beau et si on focalise sur le regard désormais, notre imagination en focalisant suer ce que l'on ne voit pas et qu'on cherche à deviner, intensifie le désir et l'envie.
Alexandre parlait, de ses études, de sa vie, de ses aspirations. Il semblait à l'aise avec tout de même, une retenue qui cachait mal sa timidité. Il semblait vraiment vouloir ce stage et je voyais dans son regard combien il s'efforçait de répondre à mes attentes. J'écoute de nouveau ses propos, oubliant le masque et ce qu'il cache, la forme imaginée de ses lèvres, leur épaisseur, ses dents, son menton. Est-il glabre, barbu, les joues pleines et saillantes ou creuses ? Balafré ?
Tout ce qu'il dit, il l'exprime avec passion et véhémence. Un bon point. Il croit en ce qu'il dit. Et ses longs doigts dessinent les détails de sa pensée sur ses genoux ou sur le dossier posé devant lui. Je lui propose une boisson, il choisit un thé. Nous évoquons l'Angleterre et ses rites. Il rit. Je le trouve charmant sans chercher à charmer. Il a du charisme. Nous passons de l'anglais au français selon le sujet, l'idée que nous développons. l'entretien dura plus d'une heure. Ma collaboratrice vient nous interrompre. Une réunion m'attendait. Je lui propose de m'y accompagner. Il sourit, rougissant un peu et accepte. Ce n'est pas l'usage. Je n'ai pas encore décidé s'il rejoindra la bande des trainees qui vont collaborer avec notre équipe pour les prochains mois. Nous sommes huit associés et nous en choisissons chacun deux. Lorena est la première de ma liste. Elle est grecque et en formation à Cornell. Ils ne commenceront tous que le prochain lundi... Nous sommes mardi et j'ai demandé à Alexandre de me suivre dans la salle de conférence.En ouvrant la double porte matelassée, je m'imaginais Hadrien rencontrant à Rome le jeune Alexandre. Le télescopage des années et des civilisations me fit sourire. Je me raisonnais vite : je n'étais pas là pour créer un lien intime mais pour assumer mes responsabilités dans le cadre de mon travail et de mon entreprise...
J'invite le candidat à s'asseoir. La grande table qui sert pour les réunions ou
les conférences nous sépare. Les dix sièges en cuir fauve sentent encore
le neuf. je n'avais jamais remarqué cette odeur agréable, un peu
animale. Une employée vient d'amener un plateau avec une théière
isotherme. Contrairement à mes collègues américains, je ne bois au
bureau que du thé et j'en sers presque automatiquement aux gens que je
reçois. Le jeune homme semble à l'aise mais sur ses gardes. Il est
conscient que notre entretien va déterminer, sinon sa vie
professionnelle mais les prochains mois. Je lui propose une tasse de
thé. il accepte. Avec du lait et une cuillère de sucre. Bon point, c'est
toujours ainsi que je le bois. Une habitude prise en Angleterre.
Je lui tends la tasse. en la prenant, il me sourit. En dépit du masque, je remarque son sourire. Naturel. Il plonge ses yeux dans les miens avec un léger battement des cils qu'il a très longs très bruns. Mon esprit s'égare un peu. j'ai détaillé rapidement quand il s'est retrouvé en face de moi son allure, ses vêtements aussi. la chemise en coton rayé est classique mais le col attaché lui donne un genre étudiant des meilleurs universités. la cravate le confirme. En soie, elle porte les couleurs de Yale. Sa veste en tweed, bien coupée avec une pochette en soie au motif cachemire. Très select aurait dit mon père. Alexandre doit avoir dix ou quinze ans de moins que moi, au grand maximum. Ce n'est finalement pas une grande différence. j'ai été dans sa situation à la fin de mes études. Mon goût pour les garçons et cette alchimie qui me fait sentir certaines particularités cachées, intérieures qui rapprochent naturellement, même en, l'absence de tout désir ou volonté, deux garçons et font surgir soudain un désir inattendu qu'on ne cherchait pas forcément. Je vis avec la même personne depuis des années et je suis heureux du couple que nous formons. S'il y eut au début quelques errements, des rencontres fortuites et beaucoup de tentations souvent assouvies mais jamais durables, il n'y a jamais rien eu qui puisse être l'indice d'un mal-être ou une envie d'aller ailleurs, Aucun besoin de remise en question de ma routine amoureuse.
Mais là, ce matin, au siège de notre compagnie, par le hasard des appels à candidature, Hadrien se retrouve face à un nouvel Antinoüs. Il retrouve cet état de fulgurance physique, d'attraction pour un corps dont l'élégance et les mouvements titillent mes sens et éveillent ma curiosité. En lui tendant la tasse qu'il me prend en souriant, sans gêne, dans une pose prouvant sa parfaite éducation, cette aisance de prince altère mon souffle. Mon esprit l'imagine dépouillé de sa veste, de son chino beige aux plis bien marqués, de sa chemise et de sa cravate, presque nu devant moi avec son masque encore, comme seul accessoire vestimentaire. La charge émotionnelle devient presque intenable. Aura-t-il senti cette tension qui montait en moi ? En posant la tasse devant lui, il avait soudain baissé les yeux. Ce moment de silence aura permis à mes sens de se calmer.
Je regarde son dossier. Lui me regarde. Quand je m'adresse à lui tout en remuant mon thé, après avoir baissé mon masque pour en boire une gorgée, Alexandre à son tour détache le sien. Contempler enfin son visage me pousse à sourire. Un sourire de contentement. J'ai devant moi un modèle de perfection. La peau, mate et lisse semble douce, unie, sans un défaut. Ses lèvres charnues sont d'un joli rouge et ses dents très belles, très blanches. Une bouche faite pour embrasser. Je pense soudain à Oscar Wilde, dont je viens de découvrir la version non censurée de son "Portrait de Dorian Gray" publiée par Harvard University Press, qui disait des lèvres "rouges comme des pétales de roses" de son amant Bosie, (Lord Alfred Douglas) qu'elles étaient faites pour la folie des baisers ("the madness of kissing") ! Avec ça un menton volontaire, joliment dessiné sans aucune trace de barbe... Il a de petites oreilles et quand il parle, elles rougissent un peu. "Charmant" me dit Sandy ma collaboratrice en nous rejoignant. Cette intrusion, naturelle et prévue, m'agace pourtant en m'obligeant à sortir de ma contemplation. Elle aussi a remarqué cet être beau à la perfection. Je crois qu'elle agaça aussi Alexandre qui ne cessait de me regarder. L'entretien se déroula normalement. Le garçon répondit à toutes mes questions, s'exprimant avec aisance. Il ne semblait nullement intimidé ni gêné. Poli, sincère et très respectueux des convenances, il restait tout à fait à sa place mais je compris à son regard, à son sourire appuyé qu'il n'avait pas été insensible à l'hommage silencieux que je lui rendais. Les êtres de grande beauté sont souvent persuadés d'être imparfaits et ont peur de ne pas plaire. Il fallait clore l'entretien. j'avais d'autres rendez-vous à honorer. Pourtant, j'aurai aimer n'honorer que ce demi-dieu qu'un appel à candidature pour un poste d'assistant-stagiaire avait mis sur mon chemin. Il se leva, s'inclina joliment avec un sourire charmant et remit son masque. Dans ma tête, la voix d'Harry Wilson s'était mise à chanter Over the Rainbow et la salle était remplie des violons de l'orchestre qui l'accompagnait pour la bande son du film "You Got Mail"... Je crois même que j'entendais des oiseaux chanter...
En d'autres temps, je lui aurai proposé de me rejoindre un peu plus tard pour boire un verre au Veloce sur Amsterdam, un de mes bars à vin préférés mais les bars sont fermés jusqu'à nouvel ordre et je dois rentrer. Vais-je raconter à David mon trouble et mon désir. Nous nous disons toujours ce genre de choses et l'affection qui nous lie dépasse le doute et la peur de nous perdre. Je lui dirai que j'ai déshabillé ce bel Alexandre et que je l'ai imaginé nu et offert mais toujours avec son masque. Ses jolis yeux, ses cils, sa bouche, sa peau douce et lisse et son corps offert à mes caresses et à mon plaisir. Alexandre n'a pas intégré la compagnie. Son compagnon allait ouvrir son propre restaurant et il a choisi finalement de travailler avec lui. Nous irons un soir y dîner avec David, quand la vie reprendra comme avant. Je penserai longtemps à cette rencontre, à ces lèvres faites pour les baisers que cachait un masque de toile bleu marine...