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01 mai 2020

Matinale


J'aime me réveiller tôt le matin et écouter le silence de la maison, les bruits de la rue. Particulièrement en ce moment. J'aime aussi les rites du matin, les gestes qui font du bien, le départ d'un nouveau jour dont on ne sait rien mais qu'on veut réussi. C'est plus facile quand on est deux et que rien ne nous presse. Attendre que l'autre se réveille regarder le regarder dormir et rêver, vouloir être dans son rêve et ne pas se tromper, préparer le petit-déjeuner, mettre de la musique, attendre qu'il se lève pour nous laver ensemble, sortir le chien, et puis passer le reste de la matinée sans rien avoir d'autre à faire qu'être tous les deux , nous regarder, sourire et nous aimer...




Bribes de souvenirs retrouvés

En traînant sur le net l'autre soir, j'ai retrouvé cette vidéo. Avec les paroles de la chanson, une foule de souvenirs est remontée en moi comme un parfum oublié... Elles me ramenaient soudain pas mal d'années en arrière. Le jour où je suis arrivé ici... Un bail. La voix chaude et sexy de Jason Wade, le chanteur de Lifehouse qui vibrait dans mes écouteurs. Je venais à peine de franchir la douane et j'attendais pour récupérer ma valise. JFK, la pluie sur le tarmac. J'arrivais de Londres. Fatigué, un peu inquiet.


Triste aussi car j'avais quitté Alistair, le garçon avec qui j'avais partagé les huit derniers mois avant mon départ. Nous nous étions rencontrés presque un an auparavant, à une soirée d'étudiants. Je ne connaissais pas grand monde ce soir-là et je m'ennuyais un peu lorsque je l'ai vu arriver, élégant, vêtu d'un jean et d'une chemise rayée sous une veste de tweed. Tranquille, élancé, le visage éclairé par un grand sourire. Nos regards se sont croisés. Les amis avec qui j'étais venu n'avaient pas envie de rester trop longtemps. Les lieux ne nous branchaient pas vraiment, ni les gens qui s'excitaient autour de nous. Nous nous apprêtions à partir. Une envie de poker chez Rob, un des assistants de l'université, à peine plus âgé que nous. J'aimais bien nos soirées chez lui. Moments toujours drôles,  très british. Bière, whisky et thé, pas forcément dans cet ordre. J'étais en train de récupérer mes affaires pour sortir et rejoindre ma bande.Rien ne laissait présager pas que ma vie d'étudiant tranquille allait soudain changer.



J'avais pas mal d'occupations à Londres en dehors des cours, un bon groupe d'amis, quelques amants, une petite amie parfois. Rien de sérieux, jusqu'à ce soir du côté de Bethnal Green, où Alistair devait rentrer dans ma vie... Tout s'est enchaîné très vite. Trop ? Très fleur bleue tout ça. Quelques propos échangés, des amis en commun, des idées aussi. Et cette 'chemistry' comme disent les anglo-saxons (ça sonne mieux qu'alchimie qui flirte un peu avec le sordide et la sorcellerie) qui semblait irradier autour de nous et nous rapprochait de plus en plus, unis dans un même désir... Les autres étaient partis devant. J'avais vaguement promis de les rejoindre... Il m'a proposé d'aller manger un morceau non loin de là. Je me souviens du pub, le Carpenters'arm, sur Cheshire Street. Celui qu'on appelait le bar des gangsters. Nous avons ri avec toute la salle, nous moquant de cette fille un peu ivre qui prétendait chanter et s'effondra au pied de sa table... Puis je suis allé chez lui quand le pub a fermé, puis... 

Nous ne nous sommes plus quittés et tout ça m'a rendu heureux. Vraiment. Je crois même que l'amour que nous partagions, le plaisir d'être ensemble, de travailler ensemble, de sortir ensemble et plus que tout, de dormir ensemble ma donna des ailes. C'était la première fois que je me sentais aussi bien. Contre toute attente, je passais brillamment mes examens et comble de bonheur, j'étais pris à New York pour le stage dont je rêvais. Deux longs mois aux États-Unis... Ce fut une des plus belles périodes de ma vie ! Mais j'allais bientôt finir mon temps à Londres et devoir le quitter. A moins qu'il ne change ses plans et décide de venir avec moi et s'inscrive à la fac là-bas et trouve un boulot... Nous pourrions nous installer à New York lui ai-je dit un jour. Sa réponse "Mais tu es dingue, on peut pas ! Je ne peux pas ! Et puis je ne suis pas sûr d'avoir envie de vivre ailleurs qu'ici ! Ma vie est ici, ma famille, mon histoire" Première dispute. Premières failles. Il ne pouvait pas ? Ses parents, ses amis, sa vie ? J'avais bien laissé ma vie à moi en France des années plus tôt. certes la Manche ce n'est pas l'Océan et en deux heures je me retrouvais facilement chez moi pour un weekend. Plus compliqué depuis NYC... 


Le moment du départ s'approcha. Il viendrait me voir, puis  je le rejoindrai à Londres juste avant Noël... Après ce serait lui qui viendrait me retrouver à la montagne pour passer la fin de l'année avec ma famille. Alors ? C'est décidé !... De passage à Londres, ma mère l'avait adoré. Elle lui avait dit combien elle serait ravie qu'il passe les fêtes avec nous. Il remercia mais je sentais bien qu'il ne viendrait pas. Notre dernière nuit fut pourtant merveilleuse. Ardente, joyeuse autant que désespérée et terriblement triste. Dans une de nos étreintes, je crus sentir sur sa joue le goût des larmes. Ce fut notre dernier moment de fusion totale et d'harmonie. Le lendemain matin, lorsque je me réveillais, il était parti. Je n'avais rien entendu. J'avais insisté pour qu'on aille chez moi. Plus facile. Je devais finir mes valises. Je pensais ne partir que deux mois après tout. J'ignorais encore que je ne reviendrai pas. Peut-être en avait-il eu l'intuition ? Alistair est un être incroyablement sensible. Bien plus que moi. Derrière une apparence très virile, avec sa voix très basse, sa vigueur, son calme et son fairplay britanniques, il suffisait d'un rien pour qu'il soit bouleversé. Il s'était donné totalement à cette dernière nuit. Il avait accepté de venir chez moi plutôt que chez lui, mais il était parti pour n'avoir pas à me dire adieu. Juste un mot sur la table de la cuisine. Court, doux mais définitif. J'ai dû le lire vingt fois dans le taxi, à l'aéroport, dans l'avion... "N'oublie-pas d'oublier !" me recommandait-il en conclusion de ses lignes qui venaient de déchirer mon cœur. 

J'étais dans cet état de vague à l'âme, ne sachant pas si j'avais fait le bon choix en partant, en acceptant de laisser derrière moi cet amour si fort qui pourtant m'avait comblé. Mon enthousiasme à l'idée de vivre quelques mois à New York avait complètement fondu. J'avançais machinalement vers la sortie avec ma valise quand soudain quelqu'un me bouscula violemment. ma valise m'échappa des mains, déséquilibré par la violence de la collision et la surprise, j'allais tomber en arrière et m'effondrer sur ma valise quand deux bras me rattrapèrent. Tout se passa en quelques secondes. Autour de nous les gens continuaient d'avancer. j'avais l'impression de fonctionner au ralenti, comme dans un film. La musique dans mes écouteurs, une voix qui me disait "Oh Sorry, I'm sorry ! Are you ok ?" Je vis tout prêt de moi un visage souriant, presque hilare. Je devais avoir l'air un peu stupide. je me sentais stupide. De nouveau bien stabilisé sur mes deux jambes, mon sac à dos remis en équilibre sur mes épaules, mes vêtements ajustés, je soufflais. L'autre souriait toujours. Un sourire franc, aimable. Rien de composé et de superficiel comme souvent on en a quand il faut préserver les convenances mais qu'on n'a rien à faire de la personne concernée. 
 
Harry Styles juste pour illustrer la sortie de JFK.Mon look était plus classique mais le chanteur pourrait très bien jouer mon rôle si j'étais en train d'écrire le scénario de ma vie ! J'ai toujours porté des pulls comme le sien mais les jeans déchirés, jamais pu ni voulu !
C'était un garçon de mon âge. Normal. Ce type courant en Amérique. Grand, bien fait, un visage plein de tâches de rousseur, de longs cils sur des yeux clairs. Je le trouvais très beau, sans aucune arrière-pensée. Il émanait de lui un raffinement naturel, une impression de finesse et de détachement qui se reconnait instinctivement. Le profil Ralph Lauren ou WASP aurait dit mon ami Mathias, l'ami danois avec qui partageais ma chambre au collège à Londres. Intelligent, de bonnes manières, drôle et cultivé sûrement. Et avec cela un physique très attractif... "Je voulais absolument avoir ce taxi, je suis en retard. mais je ne pensais pas qu'il me faudrait tuer quelqu'un pour cela" dit-il en riant. Il me tenait toujours. Je sentais ses doigts qui s'attardaient sur moi palpant machinalement les muscles de mon bras. "Pas grave, je vais bien, tout est ok, ça arrive, je sais ce que c'est, blabla..." Je baragouinais que tout allait bien et autres banalités de circonstances. En vérité, je ne savais plus très bien ce que je disais, ni où j'étais. Tout était embrouillé, confus. La fatigue ? Le chagrin d'avoir quitté ma petite vie tranquille ? La certitude d'avoir perdu Alistair ? Certainement un mélange de tout cela. Pourtant, quelque chose était en train de se passer qui commençait à se frayer un chemin vers mes neurones...


Pendant cette scène digne des films burlesques du cinéma muet, la foule avait pris d'assaut les taxis qui défilaient. J'avais la sensation que quelqu'un avait monté le son.. Tout résonnait désagréablement dans ma tête et puis cette odeur de fumée, la pluie qui tombait, tous ces gens pressés...Quelques minutes passèrent. Soudain l'inconnu qui tenait toujours ma valise et mon bras parvint à retenir un taxi, juste avant qu'un gros personnage rougeaud muni d'un attaché-case et d'un volumineux tas de journaux sous le bras fasse un pas vers la voiture.  Furieux, il lança un juron. Je me souviens de la réponse du chauffeur au vieux bonhomme : "On se calme. Honneur à la force de la jeunesse!" avant de lui tourner le dos et de prendre la valise des mains de l'inconnu. Dialogue invraisemblable qui ajouta à mon désarroi. Mon esprit était décidément un peu confus, pourtant je ne m'étais pas cogné la tête. Juste le cœur qui battait un peu plus fort sans que je sache vraiment pourquoi. Le taxi avait déjà refermé son coffre et remontait dans la voiture. Mon agresseur involontaire avait ouvert la portière. Il me proposa de monter avec lui. J'acceptais. "You're welcome!" me dit-il en m'invitant d'un geste à s'engouffrant après moi dans la grosse voiture jaune.

Il parlait beaucoup et cela ne me déplaisait pas. C'était un peu comme si je retrouvais un copain perdu de vue, ou un cousin venu me chercher à l'aéroport. Je souriais de ce comité d'accueil imprévu qui m'avait sorti du marasme dans lequel la chanson de Lifehouse m'avait enfermé. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Mark qui dort à côté de moi et partage ma vie depuis presque dix-huit ans maintenant...