"Jeunesse, seulement Jeunesse" disent les dieux. Ces corps purs, forts et inconscients souvent de leur force et de leur beauté... "Havres de la volupté, plus troublants et désespérés souvent que ceux de la passion ! Ne s'adressent-ils à personne, anonymes, nos propos, nos gestes n'ont que davantage à faire avec les dieux." écrivait Jouhandeau dans un livre très rare et longtemps caché.
C'est le cadeau de Mark qui l'a découvert chez le bouquiniste de Soho, écorné. Il a raison, la jeunesse est sacrée et, tout comme la beauté en général, elle ne se possède pas, elle ne se partage pas. Elle se donne et elle passe mais nous ne voulons pas le savoir, ni le voir. Quand je me regarde dans la glace, je ne comprends pas tout de suite que l'image qui se reflète là, dans le miroir embué de la salle de bains, c'est moi, c'est bien moi. Derrière mes yeux, à l'intérieur de moi, le soleil qui brille et me permet de vivre encore, éclaire le visage et le corps de celui que j'étais, quand j'entendais dire autour de moi, au gymnase, au forum :
Voyez Hadrien, ce jeune homme,Ce bel enfant,Cet éphèbe charmant...
Et pourtant je ne m'aimais pas. Mais une force inconnue me dit que rien que l'apparence est changée, l'enfant, l'adolescent, le très chaste jeune homme, petit mâle innocent et pur, ignorant la raison des regards appuyés et des paroles entendues est toujours là et c'est par ses yeux que je vois le monde et les autres.
Est-ce l'explication de toutes les amitiés juvéniles que je continue de tisser autour de moi. longtemps à la banque, je ne frayais vraiment qu'avec les plus jeunes, les stagiaires de vingt ans, les débutants, les livreurs et les grouillots adolescents. Combien depuis toujours leur compagnie me satisfait. Les hommes - surtout dans le milieu gay - ne comprennent pas et surtout désapprouvent. J'ai peu d'amis dans ce milieu, pour ne pas dire que je n'en ai aucun. Ceux que nous voyons sont souvent plus jeunes ou s'ils ont notre âge, ce n'est qu'apparence et une mention d'état-civil. Je sais des lecteurs qui seront révoltés une fois encore par ces propos. Ils viennent du cœur pourtant.
C'est évident, ils ne sont et ne seront jamais l'objet du même regard. Aucune appétence devant le corps des hommes quand rien ne transparait du garçon qu'ils furent. Il ne s'agit pas seulement de leur apparence, des ventres arrondis par l'alcool, des poils simiesques, des traits alourdis, marqués, des cheveux rares ou gris. C'est plutôt que toute innocence, toute fraîcheur, toute douceur et hésitation ont disparu. Ils avancent sur le chemin de la vie avec leur dépit, leurs manquements, leurs ratages. Nous sommes tous embarqués sur la barque de Charron qui nous porte vers l'ultime demeure. Mais quelques uns restent purs, frais. Parfois cela ne se voit que dans le regard, quand un éclair s'allume et qu'alors l'enfant, l'adolescent revit alors...
Comme l'écrivain, je me suis souvent demandé si nos désirs et nos attirances, ces attractions spontanées ne sont pas le souvenir des cultes d'antan dont notre âme aurait perdu plus ou moins le sens mais dont tout en nous garde le souvenir et aussi le besoin. L'impérieuse attraction, qui échauffe nos sens et occupe nos pensées, n'est-ce pas après tout la Nature qui palpite ainsi en nous avec ses mythologies de toujours qui toujours ont fait vibrer l'âme des humains, quand nous ne savons pas qui nous emporte sur son épaule ou entre ses bras jusqu'au-delà du monde dans nos nuits, pour nous laisser au petit matin, évanouis sur le chemin où nous réveille meurtris, mais repus, la lumière du jour. Ébahis de ce qui n’était peut-être qu'un rêve, c'est un sourire qui épanouit notre visage et non des larmes de regrets ou de terreur...
L'écrivain note ailleurs une phrase qu'Hadrien aurait pu nous laisser : "Il suffit pour accomplir son destin de s'être gardé de la laideur, du dégoût et de l’opprobre qui en sont la négation". Le garçon qui me tend le bras, engourdi déjà par le sommeil, sa tête aux cheveux bouclés presque enfouie dans les oreillers qu'il soulève un peu, me confirme combien ces lignes sont vraies. Il n'a plus vingt ans lui non plus mais rien dans l'image qu'il renvoie n'est défraîchi, atténué.
Comme au premier jour, nos corps se joignent dans une harmonie divine qui échappe aux ravages du temps qui passe. Être ensemble est une grâce divine, ces semaines de confinement forcé l'ont prouvé. Les dernières notes du Capriccio in Si bémol majeur de J.S.Bach qu'égrènent la magie des doigts de Rudolf Serkin s'envolent autour de nous dans la chambre fraîche, loin de la ville. La nuit sera douce...