On a beau faire, ce qu'il y a de naturel et de profond en nous ne peut demeurer longtemps étouffé sous les convenances, les usages et coutumes du monde dans lequel le hasard ou l'infortune nous font vivre. On se rase, on met une cravate, on laisse passer un vieux monsieur, on ouvre la porte à une dame... Pourtant parfois on n'a pas envie de se plier aux usages. pas envie de sourire quand on est mal ou en colère. pas envie de plaire quand on enrage de se coltiner aux convenances et aux usages de l'autre, sans savoir où est la part de sincérité, ce qui est vrai de vrai dans ses gestes, comme dans ses mots... Gilles a été pendant plus de dix ans mon meilleur, mon plus tendre, mon ami le plus proche. C'était avant que je sache combien les garçons m'attiraient et il me couvrait toujours lorsque le cœur d'artichaut que j'étais tombé amoureux devant une fille. Une autre encore, la première à chaque fois, l'unique, la bonne fortune, de celles qui ne peuvent arriver qu'une fois dans la vie d'un gars... Il supportait tout, comprenait tout à demi-mot et savait se taire - bien précieux en amitié. Il était toujours là pour moi. Les années passèrent. Nous nous sommes perdus de vue. Il dirige maintenant une succursale canadienne d'une des plus grandes banques françaises. Il a pris du ventre et ses cheveux se raréfient.
Buveur de bière, coureur bien que marié, il est à l'opposé de ce que nous fûmes adolescents. Conservateur, étroit d'esprit, râleur et bonimenteur avec les filles. Et satisfait de lui. J'ai détesté les trois heures passées avec lui à Toronto dans le meilleur restaurant de la ville. J'ai fui dès l'addition, prétextant un avion à prendre pour un rendez-vous important à New York et l'ai planté dans le hall de l'hôtel où nous avons déjeuné. Par égard pour les deux jeunes et fringants garçons que nous avons été, par égard pour cette "bromance" du temps de nos dix-sept ans j'ai camouflé mon désarroi et ma colère mais j'enrageais tout au long du repas. Ne plus jamais lui faire signe, ne plus jamais lui parler ni le voir. Combien nombreux sont ceux qui pourtant nous furent proches et emplirent avec délices notre vie d'avant et ne sont plus quand on les revoit que des pantins difformes à l'esprit vulgaire ou grossier...