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08 novembre 2024

Souvenirs libertins


L'ennui peut-être, la curiosité sûrement et puis, ne pas se mentir, un désir puissant qui devenait difficile à contenir. Je ne savais plus trop bien où j'étais. Le retour en France après des mois d'absence. La dispute avec mon père qui voulait que je reste et prenne ma part à la production de nos vins, le manque dans ce paysage que j'ai pourtant toujours aimé, la vie familiale dans la grande maison au milieu des vignes que je trouvais figée, mes jours insipides... Tout était désespoir et ennui. J'avais laissé David aussi sans savoir encore ce qui nous attendait à mon retour. Contrairement au désir de mon père, je voulais rentrer, repartir. M'installer à New York et y faire ma vie. 
 
Machinalement j'avais cherché une distraction, ce que je traduirai aujourd'hui sans hypocrisie par la recherche d'un corps de garçon inconnu à explorer, un moment de plaisir intense pour effacer la lourdeur de ces derniers jours. La probabilité de rencontrer un type de mon âge ou plus jeune, assez libre et décoincé pour se livrer à de promptes amours, commerce ardents de cette camaraderie que la plupart des garçons désirent en secret mais ne se résolvent que rarement à vivre, ou bien sous l'emprise de l'alcool ou de substances illicites, voire pour de l'argent dans les quartiers sombres des grandes villes... Romantique et vite amoureux, j'avais croisé dans la bourgade la plus proche de la propriété, un type qui m'avait plu. Il avait soutenu mon regard et quand je me détournais, il cherchait de nouveau à ce que nos yeux se rencontrent... Le signe était évident. Il avait envie de la même chose que moi et tentait sa chance. 
 
 
Je ne m'encombrais pas de savoir qui il était vraiment ni ce qui allait réellement se passer. Il m'envoyait des signaux, il était disponible, sa manière de bouger nerveusement montrait bien la force de son désir, il était assez mignon... Sans être un Apollon, je sais que je ne laisse pas indifférent et que j'attire les mâles qui cherchent un autre mâle. Il était assez tard, le bar était bruyant. Personne ne remarquait la gigantesque tension sexuelle qu'il y avait entre nous deux. Après quelques verres il me proposa de sortir faire un tour. Nous avons pris ma voiture, prolongeant en chemin notre conversation. Très vite, il avait posé sa main sur ma cuisse qu'il caressait. Je bandais.
 
Il s'appelait Victor et venait de passer son bac pro filière viticulture. Comme ses frères, il travaillait tout l'été à la verrerie en attendant de compléter sa formation à Nantes à la rentrée. Savoir que j'avais étudié dans une université américaine et que je souhaitais repartir là-bas l'excitait beaucoup. Son langage était cru mais par provocation. J'avais quatre ans de plus que lui, cela l'impressionnait. J'en jouais. Nous voulions tous les deux prendre ensemble notre plaisir. Et après, peut-être nous revoir. Ou pas. Nous avons fait l'amour dans la voiture garée dans un chemin de terre isolé au milieu d'un sous-bois, loin de toute circulation et habitation, un lieu désert comme il y en tant dans le fin fond du Médoc. je me souviens des vitres embuées, de nos visages rouges, le mélange de nos odeurs, de nos fluides, comme si c'était hier...
 

Il avait un joli corps, mince presque maigre mais musclé. Sa peau était étrangement laiteuse. Remarquant mon étonnement - nous étions fin juillet et l'été s'avérait particulièrement chaud et ensoleillé - il m'expliqua qu'il travaillait tous les jours et n'était allé que deux ou trois fois à la plage depuis son bac. J'ai toujours aimé la mer et le soleil et les corps bronzés ne me laissent jamais indifférents. Au contraire. Dans nos ébats, dans l'obscurité sa peau laiteuse semblait encore plus douce sous mes doigts. Le fait d'être très blanc n'enlevait rien à sa virilité et à son charme. Et puis il était circoncis, ce que j'ai toujours apprécié. Question d'hygiène mais surtout d'esthétique. Des goûts et des couleurs...
 
Une chose me gênait cependant chez lui qui m'aurait empêché de le voir longtemps et de vivre quelque chose avec lui : je n'aimais pas les piercings qu'il avait, un sur un téton, un autre à l'oreille et le dernier sur la lèvre. Heureusement rien sur la langue ou sur sa queue. Je n'ai jamais apprécié piercings et tatouages, sauf quand il s'agit de vrais tattoos aborigènes qui embellissent les épaules et les pectoraux de beaux surfeurs bronzés. Je trouve qu'en général ces attributs très mode et cliché enlaidissent la plupart des garçons - et des filles - un peu comme les tags et autres graffitis indéchiffrables enlaidissent le street Art véritable. Mais foin de ces considérations esthético-bourgeoises. 
 

 
Ce fut un joli moment où l'un comme l'autre nous avons pu décharger nos tensions intérieures et recharger notre énergie mentale. Et nous avons passé une partie de la nuit à découvrir le corps de l'autre dans cette épiphanie à chaque fois renouvelée quand le désir s'accomplit . Nous avons "Embrassé nos sourires" pour paraphraser le poète en parlant de Paolo et Francesca, et léché chaque parcelle de nos corps (davantage du Matzneff - «et le plaisir de Victor éclata entre mes doigts et se répandit en fines gouttelettes blanches sur sa poitrine nue» que du Dante...). Assouvis, rhabillés, nous n'avions plus grand chose à nous dire. Je l'ai ramené chez lui à Lesparre. Nous avons échangé nos numéros. 
 
Je rentrais apaisé chez mes parents. Déterminé à tenir tête à mon père. J'étais fermement décidé à lui tenir tête. Victor, plus mature que je ne l'aurai imaginé, me suggéra d'opposer à mon père un argument indiscutable. Après l'amour, fumant une cigarette pour aller jusqu'au bout du cliché, les portières ouvertes, nous avions parlé de nos vies et je lui avais expliqué la dispute avec mon père qui voulait que je reste en France et m'occupe du vignoble avec lui.  
 
Tu n'as qu'à lui dire que tu pourrais développer la promotion de vos vins an Amérique. il suffira que tu disposes de matériel et de listings et d'échantillons» m'avait-il suggéré, «Tous les propriétaires cherchent une ouverture sur le marché américain non ?». 
 
 «Bravo petit Victor, t'es un chef» me suis-je dit en me lavant les dents. «Non seulement tu m'as donné plaisir et amour ce soir-là, mais tu as trouvé le biais parfait pour me permettre de rentrer à New York et y faire ma place !» Penser à ce que nous avions fait dans la voiture, sur une piste forestière, dans un bois perdu du côté de Vendays, et son idée qui allait peut-être régler mon problème et m'éviter d'avoir à me soumettre et rentrer dans le rang ou de devoir quitter la famille sans aucun soutien, tout cela déjà formait un seul et même souvenir, compacté pour l'avenir. La preuve, j'y pense encore . J'avais mon billet de retour mais si mes parents me coupaient les vivres, comment pourrais-je rester aux États-Unis ? Combien de temps ?
 
Mon téléphone bipa. C'était un texto de Victor. Il m'envoyait une photo de lui. Cru le selfie comme l'était le Victor que j'ai aimé dans ma voiture toute une nuit d'été, quelque part entre Lesparre et Montalivet. Juste son torse blanc et son sexe dressé, avec ces mots «bonne chance avec ton père ! tu vas voir, ça ira ! » et en PS : «si tu retournes aux States, je pourrai venir te voir ?» Le temps a passé, Quand je viens en France, je pense à Victor, à ce qu'il est devenu. Je n'ai plus de nouvelles de lui depuis des années. Il n'a pas cherché à me contacter et n'est jamais venu à New York ou du moins ne s'est jamais manifesté s'il est venu un jour. Je lui dois d'avoir triomphé des velléités de mon père et d'avoir pu m'installer définitivement aux États-Unis, je lui dois d'avoir connu David le garçon de ma vie. C'était il y a 21 ans, en juillet.


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