(work in progress.)
Je visitais l'été dernier un de mes anciens condisciples, installé depuis quelques années dans le Vermont. Bruno - que tous surnommaient Atti dans sa famille - et moi, nous nous étions connus à notre entrée en pension. Deux enfants un peu perdus, petits rois exilés. L'un venu d'Autriche, l'autre du Médoc, jetés soudain dans un monde de dortoirs froids et de prières du matin. Il m'avait souri. Et tout avait commencé là. Le même désarroi et la même inquiétude nous rapprochèrent. Nous avions trouvé l'un chez l'autre une forme de refuge silencieux. Réconfort et consolation.
Son père était peintre, un portraitiste autrichien de renom, issu d'une vieille famille de Styrie. Il peignait de magnifiques portraits dans son château presque en ruine près de Graz. L'idée
de reprendre contact avec mon ami d'enfance m'était venue en découvrant la reproduction de plusieurs de ses œuvres dans un catalogue de
ventes aux enchères. Parmi elles, intitulé "le fils du peintre". je reconnus avec émotion le portrait d'Atti enfant - celui-là même qui trônait jadis dans l'atelier. J'en ai déduit que son père n'était plus, et qu'avait suivi la dispersion habituelle des successions : partages, ventes, souvenirs éparpillés. Avec tout ce que cela signifie de
dispersion, de liquidation, de déchirements...
Je me souviens du vieux schlöss, vaste et délabré, où régnait la grand-mère d'Atti, une vieille dame aux cheveux blonds et aux yeux bleus, qui n'était qu'indulgence et tendresse pour ses petits-enfants. Le père, déjà veuf, élevait seuls ses quatre enfants. Karl, l'aîné
devenu magistrat, deux filles désormais heureuses mères de famille.Seul Atti, le plus jeune de la fratrie avait choisi d'aller voir ailleurs après le collège.
Très proches pendant des années, au collège d'abord, unis dès le premier jour, puis pendant les vacances d'été que nos familles passaient à Bidart. Après des études en Angleterre, il quitta sa famille pour faire un tour du monde de plusieurs mois. Il m'écrivait de temps à autre. J'avais su qu'il s'était marié avec une fille rencontrée pendant ses études. Puis le silence. Pas une rupture, plutôt une lente dissipation. Comme la buée sur les vitres après l'aube. Mais le lien restait, invisible, immuable,, serein. Une année, il était venu me voir avec elle quand je vivais encore chez mes parents, dans le Médoc, avant de me proposer une virée en Espagne. Il n'avait pas changé, toujours aussi souriant et attentif aux autres.
Nous avions été bien plus qu'amis de cœur à l'adolescence.Pas par jeu, ni par défi. Par évidence. Nous avions découvert ensemble le plaisir entre les draps et je crois que nous nous sommes vraiment aimés d'amour, avant de rien savoir sur ce sentiment. Les nuits blanches, la peau qui tremble, les corps encore neufs qui se cherchent pour se comprendre. C'était l'amour, avant les mots, avant les interdits.
On a longtemps continué de s'écrire, la plupart du temps de simples cartes postales, parfois de longues lettres enfiévrées, pleines de ratures et de feux. Souvent codées, remplies de dessins et de découpages., je les ai toutes gardées.
Puis nous avons grandi, muri. Nos vies ont pris des directions différentes, nos états d'âme ne vibraient plus au même diapason. L'éloignement fut naturel, sans que se distendent nos liens d'amitié. C'est lui qui m'avait appris cette phrase-boutade de Proust qui m'a beaucoup marqué : «Je fais mieux l'amitié que l'amour». Dans mon souvenir, le plaisir partagé, donné et reçu, avec Atti, ce n'était pas mal du tout.
Je pense que c'est pareil pour tout le monde. Je pense que rien jamais ne vaut le premier amour. Non pour ce qu'il promet, mais pour ce qu'il ignore. J'en ressens encore les effets en moi. L'intensité du plaisir, l'explosion de nos premières jouissances, ces premiers éclatements de l'amour physique qui laissent un tellement fort souvenir vers 15 ou 16 ans, que tout ce que nous vivons de joyeux et harmonieux ensuite dans notre vie sexuelle d'homme, paraît toujours plus fade.
Il y manque désormais cet effet de surprise, l'inattendu, l'incroyable découverte, la sensation nouvelle qui chez les êtres sains, indemnes de la pollution rance d'une morale étriquée et des peurs idiotes qu'assènent trop souvent des adultes libidineux que le plaisir et le sexe terrorisent. Quoi qu'en disent les esprits grincheux, tous ces culs de plombs mal léchés C'est peut-être cela, la pureté. L'amour avant le langage. Deux garçons qui . Leur découverte de leur leur corps par le corps de l'autre, n'est en aucun cas malsaine, nulle perversité ou trahison de la foi naturelle des enfants. C'est au contraire la révélation l'épanouissement de l'Amour que Dieu veut pour nous.
Des années plus tard, quelques semaines avant mon installation à New York, j'étais parti avec mon frère et un de nos cousins dans les Pyrénées basques. Au programme de longues randonnées, de bons repas. La météo nous obligea à modérer notre enthousiasme. Il avait plu plusieurs jours d'affilée, rendant les sentiers impraticables et les balades sans intérêt. heureusement la maison où nous logions était confortable, une grande cheminée - nous étions en juillet - nous réchauffait et notre hôtesse cuisinait à merveille.
Il y avait dans la chambre que j'occupais une étagère garnie de livres. J'y trouvais des trésors. J'y ai découvert un roman qui a marqué ma vie et orienté mes goûts littéraires et renforcé mes intuitions. "L'été des sept-dormants" de Jacques Mercanton a marqué ma vie, orienté mes goûts, confirmé mes intuitions. Je n'avais jamais entendu parler de cet auteur suisse pourtant célèbre. Je dévorais les deux volumes en quelques heures.
Le héros me fit penser à Bruno. D'abord ils portaient le même prénom et vraisemblablement les mêmes origines sociales, autrichiens tous les deux. Bien des choses se sont ainsi faufilées pendant ces quelques jours en Haute Soule qui déterminèrent mon choix de quitter la France et de partir vivre aux États-Unis.
Mon frère remarqua mon exaltation. Il me croyait amoureux. Nous n'avons jamais parlé de ce qui se tramait en moi. Je savais qu'il me fallait partir. Bruno m'avait montré le chemin. Pourtant il aura fallu des années pour qu'enfin nous puissions nous revoir. J'allais découvrir l'homme qu'il était devenu. A l'adolescence, notre amitié avait été de celles qui dépassent les mots, et nous mènent au-delà de nos attentes. Nous avons tout partagé : les secrets, les découvertes, les frissons. Depuis le premier jour, nous avons pu échapper à la peur et au doute. Cela se fit naturellement. Une proximité naturelle, immédiate. nous lia. Rien qui nous interpelle ou nous étonne. Il en était ainsi. Nous étions ensemble. "Parce que c'était lui, parce que c'était moi." Les années passèrent avec cette proximité qui n'étonna personne.Ni nos camarades, ni nos maître, encore moins nos parents. Nous étions les deux inséparables, oiseaux exotiques acceptés par tous. Parfois le bonheur des uns fait beaucoup d'ombre et trouble le cours des choses. Ce ne fut pas le cas pendant toutes ces années. notre amitié était acceptée, acquise, intégrée dans cette petite société féodale qu'était le collège.
Personne jamais ne pressentit que notre relation s'amplifiait à la limite du tolérable pour cette société miniature. Les besoins et les pulsions de l'adolescence auraient pu mettre notre amitié en danger. Il n'en fut rien. Nous nous étions aimés, sans le savoir vraiment, d'un amour d'avant les définitions, les classements, les interdits. Nous étions un. Tous autour de nous s'étaient habitués à cette proximité de chaque instant. Puis la vie, naturellement, nous a conduit sur des chemins différents, L'amitié, elle, est restée, solide et tendre. C'est du moins ce que je ressens, comme une intuition. Il a simplement tourné une page mais je sais qu'il a continué - comme moi - de chérir ceux que nous étions alors et n'a jamais renié ce que nous avons vécu. J'allais en avoir le cœur net.
( à suivre )





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