Quand je ferme les yeux, c'est ton ombre qui remplit mon regard. Diaphane comme hésitante, elle se précise au point que je sens ton odeur, j'entends le battement de ton coeur et le velouté de ta peau, cette chair mate, si douce dont le goût de vanille et de lilas éveille mes sens depuis notre première fois. Il y a si longtemps, nous avions à peine seize ans et l'été dans la montagne énervait nos sens. Je t'avais aperçu à la messe parmi les familles de vacanciers. Tu n'étais pas vraiment un étranger. pas plus que moi. Nos familles étaient liées depuis toujours à ce charmant petit village basque peu fréquenté par les touristes. Toi, parce que ta grand-mère qui avait longtemps vécu à Versailles s'était installée dans sa grande maison familiale sur la place, près de la mairie, et qu'elle réunissait chaque été tous ses petits-enfants. Moi, parce que nous possédions cette grande maison typique à côté du cimetière avec son grand jardin qui montait jusqu'aux bois. Nos familles se fréquentaient peu mais nous nous retrouvions sur le parvis le dimanche ou lors des parties de pelote, dans le gave aussi où nous avions les mêmes rites, les baignades, la pêche, les barrages que nous construisions et que le garde-champêtre nous obligeait à défaire pour ne pas troubler les habitudes des truites et des écrevisses qui s'y reproduisaient et risquaient de ne s'y plus retrouver.
Cet été-là est gravé tout entier dans ma mémoire.
L'image
de ce garçon croisé par hasard sur Instagram pourrait être une photo de
toi quand nous étions unis l'un à l'autre, le jour et parfois la nuit
aussi. Tu as seulement des yeux plus beaux encore que ce garçon, deux
perles de jade (ma mère t'appelait le garçon céladon) et cela nous
agaçait. Mais on ne reprend pas ses parents, du moins on ne le faisait
pas il y a trente ans.
L'adulte que je suis devenu sait combien il doit à ces jours heureux - les derniers de l'enfance, les plus ardents de l'adolescence - et combien je te dois aussi... Tout après toi a toujours été coloré par la joie et le bonheur de vivre, d'aimer et de me savoir aimé. Aucun doute, aucun incident de vie n'a jamais ébranlé cette joie et ce bonheur. L'i=union de nos deux cœurs, celle ensuite de nos corps, les lettres échangées, les retrouvailles de plus en plus espacées par les contingences habituelles : les mutations de ton père officier, nos études... Et puis, un océan nous a séparé et nous ne nous sommes jamais plus revus, sauf à ton mariage et une fois, par hasard à Bordeaux. Je vivais déjà depuis quelques années aux États-Unis et venais de quitter l'université, diplômes en poche. Tu finissais cette grande école d'ingénieur en Belgique. Avec la joie des retrouvailles, remonta aussi le souvenir de ces moments d'extrême intimité où nos corps, avec nos âmes, étaient tendrement unis.
Je ne me permettrais pas de publier sur ce blog, même s'il y a peu de risques que quelqu'un nous reconnaisse, les photos que j'ai gardées de toi, de nous. Celle où nous baignions dans le gave avec d'autres garçons, nus comme des vers et riant aux éclats. Tu me tiens par le cou et moi par la taille. Nous sommes beaux, bronzés, bien fichus, sportifs et l'adolescence nous embellissait, ou plutôt le fait de passer le plus clair de nos vacances dans la nature, à nager, courir, jouer au tennis ou à la pala, nous faisait une adolescence saine et virile.
Cette autre image d'un jeune couple d'influenceurs très à la mode sur les réseaux sociaux américains, Nick et Pierre, un jeu d'ombre à la Cocteau qui montrerait deux jeunes faunes me parle aussi. C'était au château où tu étais venu passer un long week-end de Pâques.
Nous avions dix-sept ou dix-huit ans et si notre amitié était connue et acceptée de tous, nos parents, proches après tous ces étés passés en voisins dans le même village basque, nous voyaient comme deux frères et nos siblings nous appelaient les "inséparables-drôles-de-zoziaux". Le deuxième soir, les adultes, invités je ne sais où, nous avaient laissé à la maison pour garder mes sœurs plus petites. Après dîner, les petits couchés, nous étions montés dans ma chambre. Notre désir s'était fait ardent toute la soirée et nous ne pensions qu'à nous retrouver dans mon lit. Nous avions un peu bu et fumé des cigares de mon grand-père... Je ne sais plus lequel de nous deux eut cette idée saugrenue de vouloir jouer à nous poursuivre et à cache-cache dans le château... C'est une vaste demeure, une de ces grosses maisons de campagne construites au milieu des vignes juste avant la Révolution, remplie de coins et de recoins, d'escaliers et de petites pièces cachées. Nous étions en chaussettes, tu ne portais qu'un slip moulant qui m'excitait, j'avais enfilé le bas de mon pyjama. On joua comme des gamins à glisser sur les dalles et les planchers cirés. Nous poursuivant à travers les couloirs et les pièces de réception du premier étage, nous avons parcouru dans toute la maison, en évitant de faire du bruit pour ne pas réveiller les filles ni attirer l'attention de Rosette et René, les deux vieux domestiques de la maison dont l'appartement donnait sur la grande cuisine.
Essoufflés, ivres de désir et d'alcool, nous avons fini par nous retrouver face à face dans le grand escalier, sur le palier du premier étage et jetés l'un contre l'autre, après un long baiser qui durcit nos sexes et nous laissèrent haletants, ton slip et mon pyjama volèrent par-dessus la balustrade pour atterrir aux pieds de nos parents qui rentraient... Mon père leva la tête et aperçut dans la pénombre deux gaillards visiblement nus. Ma mère intriguée alluma la lumière de l'escalier sans comprendre. Soudain l'ombre de nos deux corps projeta sur les lambris, nos formes exagérément déformées, nos sexes dardés et décalottés comme ceux de deux priapes en rut. Papa eut le réflexe d'éteindre la lumière avant que ma mère ne lève les yeux... Il éclata de rire, comprenant que les deux petits diablotins étaient devenus des hommes, humant les vapeurs de cigares et voyant par la porte entrebâillée de la bibliothèque, les flacons restés ouverts et deux verres sur la table devant le canapé, il perçut notre exhibitionnisme comme un jeu innocent de deux jeunes gaillards dont la paillardise avinée respirait la force, la joie et la vie (et mille promesses).
Ce
n'est que longtemps après, quand j'annonçais à ma famille, ma préférence
incompressible pour les gens de mon sexe et mon intention de vivre le restant de mes
jours avec le garçon que j'avais invité à fêter Noël chez nous, qu'il
réalisa ce qu'il avait toujours su au fond de lui, et qui l'avait
peut-être travaillé lui-même au même âge que moi, ce désir des garçons,
désir d'un autre soi-même, le désir de Narcisse viabilisé, réalisé,
consommé... Il me rappela en souriant l'ombre projetée des deux faunes sur les
boiseries du grand escalier et son fou rire d'alors...